IX Le faux monnayeur
(The Crackeler)

 

Se renversant dans son fauteuil, Tommy annonça :

— Tuppence, il va falloir nous mettre en quête d’un bureau plus important.

— Vous êtes fou ? Il ne faudrait tout de même pas vous monter le bourrichon sous prétexte que vous avez réglé correctement quelques histoires de quatre sous, grâce à une chance incroyable !

— Ma chère, ce que certains appellent « chance », d’autres le nomment « talent » sinon « génie » !

— Évidemment, si vous estimez être un détective de la lignée des Sherlock Holmes, Mac Carty et autres Okewood, je n’ai plus rien à dire, sinon vous conseiller de vous soigner.

— Racontez tout ce que vous voudrez, Tuppence, mais le fait est là : nous avons un besoin urgent d’un bureau plus vaste que celui-ci.

— Mais, pourquoi ?

— Pour ranger mes livres policiers classiques. Rien que pour placer les œuvres complètes d’Edgar Wallace, il me faudra plusieurs étagères.

La jeune femme soupira :

— Edgar Wallace… Nous n’avons pas encore abordé une histoire du genre de celles qu’il résout.

— Je crains que nous n’en ayons jamais l’occasion. Je ne sais si vous l’avez remarqué mais, cet auteur célèbre ne donne guère d’occasions de se distinguer aux détectives amateurs. Toutes ses aventures sont terriblement sérieuses et relèvent de Scotland Yard.

Sur ces entrefaites Albert entra pour annoncer que l’inspecteur Marriot désirait voir les Beresford si la chose était possible.

Tommy leva un doigt vers le ciel pour dire :

— Le plus énigmatique des policiers de Scotland Yard !

— Et le plus redoutable ! compléta Tuppence.

L’inspecteur entra, un bon sourire sur la figure :

— Alors, comment ça va depuis notre petite aventure de l’autre jour ?

La jeune femme feignit de minauder pour répondre :

— Très bien… C’était tellement excitant, n’est-ce pas ?

Marriot ne parut pas témoigner du même enthousiasme.

— Ma foi, je ne sais pas si j’emploierais cette épithète pour la qualifier.

Tommy se mêla à la conversation.

— Qu’est-ce qui vous amène aujourd’hui, Marriot ? Je n’imagine pas que vous vous soyez dérangé uniquement pour prendre de nos nouvelles ?

— J’ai du travail pour le « brillant Mr Blunt et ses fameux limiers ».

— Alors, laissez-moi le temps de prendre l’attitude compassée qui convient en pareil cas.

— Que diriez-vous de mettre hors d’état de nuire un gang important ?

— Ça existe donc, les gangs ?

— Qu’entendez-vous par là ?

— J’ai toujours cru que les « gangs » relevaient du domaine de la fiction tout comme les maîtres-escrocs et les criminels supérieurement doués.

— Malheureusement, Sir, les gangs pullulent.

— Je ne sais si je serai capable de mener à bonne fin la tâche que vous me proposez… Pour les amateurs comme moi il faut des crimes d’amateurs… c’est à dire se déroulant dans le cadre banal et quotidien de l’existence familiale. Dans ces conditions, je fais feu des quatre fers, surtout avec l’aide de Tuppence qui n’a pas sa pareille pour remarquer ces mille petits détails dont, généralement, personne ne tient compte et qui sont, pourtant, d’une importance extrême.

Son discours fut brusquement interrompu par le coussin que sa compagne lui jetait à la tête en le priant de cesser de proférer des âneries sur son compte. Le policier parut s’amuser de cet intermède et déclara :

— Si je puis me permettre cette remarque, c’est un plaisir, pour le vieil homme que je suis, de voir deux jeunes gens qui savent jouir de la vie comme vous le faites.

Tuppence ouvrit de grands yeux.

— Nous jouissons de la vie ?… Après tout, c’est peut-être vrai mais je ne l’aurais jamais cru !

Tommy revint au sujet essentiel :

— À propos de ce gang dont vous êtes venu me parler inspecteur, il est possible, en dépit de mon énorme clientèle privée composée de duchesses, de millionnaires et de la crème des femmes de ménage, que je condescende à m’intéresser à votre problème. Je n’aime pas savoir Scotland Yard dans l’embarras… Je ne voudrais pas que la presse s’accrochât à vos basques.

— Vous ne cesserez donc pas de plaisanter ? Figurez-vous qu’il y a, en ce moment, beaucoup de faux billets de banque en circulation, des petites coupures principalement. Un très joli travail dont je vous ai apporté un modèle.

Le policier tendit à Tommy un billet d’une livre.

— Il paraît tout ce qu’il y a de bon, n’est-ce pas ?

Tommy examina le billet minutieusement et conclut :

— Jamais je n’aurais supposé que quelque chose clochât dans celui-ci.

— Regardez celui-ci qui est un vrai. Je vais vous montrer la différence et bientôt, vous les distinguerez d’un seul coup d’œil. Prenez cette loupe.

Quelques minutes plus tard Tommy et sa femme étaient presque devenus des experts. Tuppence s’enquit :

— Qu’attendez-vous de nous, inspecteur ? Que nous examinions les billets qui passeraient entre nos mains ?

— Bien plus que cela, Mrs Beresford. Je compte sur vous pour tenter d’aller au fond de cette histoire. Nous avons découvert que les faux billets étaient mis en circulation à partir du West End. Il semble que le distributeur occupe une place assez élevée dans l’échelle sociale. Nous savons aussi que nombre de ces billets passent de l’autre côté de la Manche. Nous nous intéressons tout particulièrement à un certain commandant Laidlow… Peut-être le connaissez-vous de nom, tout au moins ?

— N’est-ce pas un gentleman qui s’intéresse aux courses de chevaux ?

— Exactement. Le commandant est très connu sur les hippodromes. Nous n’avons rien de précis contre lui, sinon l’impression qu’il s’est montré un peu trop habile pour débrouiller deux ou trois transactions assez louches. Les turfistes se sentent mal à l’aise lorsqu’on parle de lui en leur présence. On ne connaît pas grand-chose de son passé et nul ne sait, au juste, d’où il vient. Il a une très jolie femme – une Française – qui traîne partout, à sa suite, une kyrielle d’admirateurs. Les Laidlow dépensent énormément d’argent et nous aimerions connaître la source de ce pactole.

— Probablement la kyrielle d’admirateurs ?

— C’est évidemment l’impression qu’on veut donner mais je suis sceptique. Peut-être ne s’agit-il que d’une coïncidence ? En tout cas, la plupart des faux billets émanent d’un club très fermé où les Laidlow et leur bande ont leurs habitudes. Le jeu est un des moyens utilisés par les faux-monnayeurs pour écouler leurs marchandises sans trop attirer l’attention.

— Où intervenons-nous dans cette histoire ?

— Je crois savoir que le jeune Saint-Vincent et sa femme sont de vos amis ? Or, jusqu’à ces derniers temps, ils se mêlaient à la bande des Laidlow. Par eux, il devrait vous être facile de vous faire admettre dans ce cercle fermé ce que ne pourrait réussir aucun de mes hommes. Vous aurez-là l’occasion de surveiller ce qu’il se passe sans que nul ne vous soupçonne.

— Que souhaitez-vous que nous découvrions, exactement ?

— Essentiellement d’où proviennent les faux billets et si c’est Laidlow qui les fait circuler.

— En somme, je suis à la trace le commandant Laidlow sortant de chez lui avec une valise vide et y rentrant avec une valise pleine de faux bank-notes. Il m’incombe d’apprendre de quelle manière il s’y prend pour réaliser ce tour de passe-passe. C’est bien cela ?

— À peu près… Toutefois, ne négligez pas la dame et son père, Mr Iroulade. Souvenez-vous qu’on trouve ces faux billets des deux côtés de la Manche.

— Mon cher Marriot, les « Célèbres détectives de Blunt » ignorent la signification du verbe « négliger ».

L’inspecteur se leva et sur un « bonne chance » convaincu, se retira. Tuppence, sitôt qu’il eut refermé la porte, cria :

— Slush[2] !

Son mari la regarda les yeux ronds :

— Qu’est-ce qui vous prend ?

— Ne sauriez-vous pas que l’on désigne ainsi la fausse monnaie ? Enfin, nous avons une affaire « à la Edgar Wallace » !

— Et nous nous lançons à la poursuite du « craqueleur ».

— Du quoi ?

— C’est un mot que je viens d’inventer.

— Et qui signifie ?

— Suivez-moi bien, Tuppence : lorsque les billets sont neufs et que vous les froissez dans vos doigts, que font-ils ?

— Ils craquent, non ?

— Voilà ! Eh bien ! Notre homme mettant en circulation de faux billets neufs les fait craquer ou craqueler, c’est un craqueleur ou un craqueur, je préfère « craqueleur ».

— Je sens que je vais aimer cette histoire car je la devine pleine de boîtes de nuit et de cocktails. Demain, j’irai m’acheter du mascara noir afin d’acquérir un regard profond et du rouge à lèvres couleur cerise.

— Tuppence ! Je constate avec regret que vous avez la mentalité d’une parfaite dévergondée ! Quelle chance vous avez eue d’épouser un homme entre deux âges, sobre, tranquille et aimant ses pantoufles, moi.

— Attendez d’avoir fréquenté le « Python-Club » et vous me reparlerez de votre sobriété.

Tommy, sans répondre, sortit de son bar quelques bouteilles et un shaker, puis :

— Que diriez-vous si nous nous mettions tout de suite dans l’ambiance, ma chère ?

Levant son verre, il s’écria :

— À partir de cet instant, ô Craqueleur, nous, nous partons à ta poursuite avec la ferme intention de te prendre !

 

Faire la connaissance des Laidlow s’avéra facile pour les Beresford. Jeunes, bien habillés, débordant de vie et ayant, apparemment, beaucoup d’argent à gaspiller, ils furent bientôt acceptés dans la bande que dirigeaient les Laidlow.

Le commandant, typiquement anglais, grand, blond, d’allure sportive, à l’aspect ouvert si l’on ne prenait garde aux plis durs marquant la bouche ou si l’on négligeait un regard fuyant. Joueur redoutable qui aimait les parties sévères, Laidlow semblait, d’après ce que constata Tommy, se débrouiller fort bien.

Marguerite Laidlow, une charmante créature ayant la sveltesse d’une dryade[3] et le joli visage d’un portrait de Greuse. Son accent fascinait et Tommy comprit très vite pourquoi la plupart des hommes adoraient cette ravissante jeune femme. Tout de suite, elle parut s’intéresser au mari de Tuppence et ce dernier, jouant son rôle, se laissa entraîner à sa suite. Iroulade, le père de Marguerite, semblait plus secret : correct, guindé même, le regard perçant, il causait une impression de malaise sans qu’on sût à quoi attribuer cette gêne ressentie à son contact.

Tuppence fut la première à rapporter le gibier cherché. Elle remit à Tommy dix billets d’une livre.

— Examinez-les… Je crois qu’ils sont faux.

— Où les avez-vous eus ?

— De ce garçon, là-bas, Jimmy Faulkener. C’est Marguerite qui les lui a remis pour qu’il joue un cheval demain à Newmarket. J’ai prétexté avoir besoin de monnaie et lui ai glissé, en échange, un billet de dix livres.

Scrutant un des billets, Tommy remarqua :

— En voilà un qui n’a pas dû passer par beaucoup de mains. Je suppose, toutefois, que Faulkener n’est pas dans le coup ?

— Jimmy ? C’est un ange ! Nous sommes en train de devenir de grands amis.

— C’est ce que j’ai remarqué. Pensez-vous que ce soit vraiment nécessaire ?

— Oh ! ce n’est pas pour affaire mais pour le plaisir. Ce garçon est tellement gentil, si vous saviez… Je suis bien contente de l’arracher aux griffes de cette femme. Vous ne pouvez pas vous faire une idée de ce qu’elle lui a déjà coûté !

— Il me fait plutôt l’effet d’être entiché de vous, Tuppence !

— Par moment, je l’avoue, il m’arrive de le croire. Il est agréable que d’autres vous apprennent qu’ils vous trouvent encore jeune et désirable… N’est-ce pas votre avis ?

— Voulez-vous que je vous dise, Tuppence ? Vous avez une moralité effrayante !

— Je reconnais qu’il y a des années que je ne me suis pas autant amusée ! Mais, vous-même, mon cher, n’agissez-vous pas exactement comme moi ? Je ne vous vois presque plus… Vous vivez continuellement dans les jupons de Mrs Laidlow.

— Je travaille, moi !

— Vous la trouvez jolie, oui ou non ?

— Elle n’est pas mon genre. Je n’éprouve pas la moindre admiration pour elle.

— Menteur ! Mais j’ai toujours pensé qu’il vaut mieux épouser un menteur qu’un benêt.

— Je suppose qu’un mari, à vos yeux, est forcément l’un ou l’autre ?

En réponse, Tuppence haussa les épaules et s’en fut.

Parmi les admirateurs de Mrs Laidlow, il y avait un garçon assez fruste mais très riche. Il s’appelait Hank Ryder et arrivait en droite ligne de l’Alabama (U.S.A.). Il s’approcha de Tommy :

— Une femme merveilleuse, soupira-t-il en suivant des yeux la belle Marguerite. Elle est le produit de la plus fine civilisation, car nul pays ne pourra jamais rivaliser avec la vieille et charmante France.

Tommy approuvant d’un hochement de tête, Ryder s’épancha un peu plus :

— N’est-il pas triste qu’une aussi adorable créature ait des soucis d’argent ?

— Parce qu’elle a des soucis d’argent ?

— Et comment ? Un drôle de type, ce Laidlow… Elle m’a confié qu’elle avait peur de lui au point de ne pas oser lui avouer ses petites dettes.

— S’agit-il vraiment de petites dettes ?

— Ma foi… Quand je dis : petites, c’est une manière de parler. Mais, quoi ? Il faut bien qu’une femme s’habille et moins elles sont vêtues plus c’est cher… Une Marguerite Laidlow ne peut se permettre de porter ce qui se faisait la saison dernière. D’ailleurs, aux cartes aussi, la pauvre chérie n’a pas de chance… Pas plus tard qu’hier soir, j’ai gagné 50 livres en jouant contre elle.

— Oh ! vous savez, elle en avait gagné 200 à Faulkener, la veille.

— Vraiment ? Eh bien, tant mieux ! À propos, il semble qu’il y ait pas mal de faux billets qui circulent dans votre pays, en ce moment ? Ce matin, j’ai déposé un paquet à ma banque et l’employé m’a appris que 25 d’entre eux ne valaient rien.

— Paraissaient-ils neufs ?

— Comme s’ils venaient de sortir des presses. Maintenant que vous m’y faites penser, il me semble bien que ce sont ceux que m’a donnés Mrs Laidlow. Je me demande d’où elle les tenait ? Probablement d’un de ces passionnés des courses.

— Probablement.

— Je ne vous cacherai pas, Mr Beresford que ce genre d’existence mondaine est quelque chose de tout à fait nouveau pour moi. Les belles dames… Les décors somptueux… C’est ma première expérience car je n’ai fait fortune que tout récemment. Je suis venu en Europe pour me frotter à la bonne société.

Tommy pensa qu’avec Mr Laidlow comme cornac, Ryder ne connaîtrait pas grand-chose de la bonne société, mais que cette expérience lui coûterait très cher. En attendant, il avait la preuve par le récit de l’Américain que la source des faux billets s’avérait proche et que Marguerite Laidlow n’était pas étrangère à leur distribution. Le soir suivant, il devait en avoir la preuve.

La scène se passa dans cet endroit si fermé, auquel Marriot avait fait allusion. On y dansait sans doute mais la véritable attraction du lieu se dissimulait derrière d’imposantes portes à deux battants. Là, on découvrait, dans deux pièces contiguës, de grandes tables de jeu, où chaque nuit, de grosses sommes d’argent changeaient de mains.

Au moment de prendre congé, Marguerite Laidlow mit une liasse de billets d’une livre dans la main de Tommy.

— Ils sont si encombrants, Tommy… Soyez gentil de me les changer ?

Le jeune homme lui rapporta le billet de 100 livres qu’elle réclamait et se retirant dans un coin, examina les bank-notes qu’elle lui avait remis et dont un quart était faux. D’où tirait-elle ces fonds ? Il ne pouvait encore répondre à cette question essentielle. Depuis quelques jours, il avait fait suivre Laidlow par Albert et avait ainsi découvert qu’il n’était pas l’homme-clef de cette histoire de faux-monnayeurs. Personnellement Beresford soupçonnait plutôt le beau-père de Laidlow, le taciturne Iroulade qui se rendait très souvent – trop souvent ? – en France. Quoi de plus simple que de transporter les billets dans une valise à double fond ?

Absorbé dans ses pensées, Tommy sortit du club et fut ramené à la réalité en apercevant Mr Hank P. Ryder complètement ivre, qui essayait vainement d’accrocher son chapeau au radiateur d’une voiture, tout en gémissant :

— Ce n’est pas aux États-Unis qu’on trouverait de pareils porte-manteaux… où il n’est pas possible de faire tenir un simple chapeau !

À cet instant, il découvrit Tommy qui le regardait et le prit à témoin.

— Moi, Monsieur, tous les soirs, quand j’entre chez Charley pour boire un verre ou deux, à Montgomery, j’accroche mon chapeau sans effort… Tiens ! vous portez deux chapeaux, Monsieur ? Première fois que je vois un type en porter deux ! Ce doit être à cause du climat.

Tommy remarqua courtoisement :

— À moins que je n’aie deux têtes ?

— En effet… Absolument remarquable ! Je vous offre un verre mon vieux, non ! deux ! deux têtes supposent deux bouches, hein ? Ah ! mon vieux, ils m’ont fait boire un sacré mélange mais Hank P. Ryder ne recule devant rien ! Pour Marguerite un « Baiser d’Ange », merveilleuse fille, hein ? suis sûr qu’elle m’aime et elle a raison… « Une encolure de cheval » pour le mari, bon type… mais m’ennuie… deux Martinis en l’honneur des copains… trois « Chemins de la Ruine » et on mélange le tout dans une pinte de bière. Ils disent que Hank P. Ryder ne boira pas ! Mais moi, je bois, mon vieux et je dis… qu’est-ce que j’ai dit ?

— Que vous deviez aller vous coucher ?

Ryder fondit en larmes.

— Je n’ai pas d’endroit où aller… Je suis tout seul, Monsieur… un malheureux orphelin, Monsieur…

— À quel hôtel êtes-vous descendu ?

— Pas besoin d’hôtel, Monsieur. Je dois aller à la recherche du trésor… Quelque chose de formidable… Elle, elle l’a déjà faite, mon vieux… Whitechapel…

Soudain, il se redressa, retrouvant subitement une dignité que l’on aurait pu croire partie au fil des boissons absorbées et déclara :

— Jeune homme, je vous le dis : Marguerite m’a emmené avec elle dans sa voiture à la recherche d’un trésor. Il paraît que toute l’aristocratie anglaise agit de même. Sous les pavés, elle a trouvé 500 livres… C’est parce que vous avez été bon pour moi que je vous mets dans la confidence. Je veux faire votre fortune. Nous autres, Américains…

Tommy l’interrompit.

— Où avez-vous dit que Mrs Laidlow vous avait emmené dans sa voiture ?

— Whitechapel.

— Et vous y avez trouvé 500 livres ?

Ryder recommença à s’empêtrer dans les mots.

— Elle m’a laissé dehors… Pas gentil… Devant la porte, tout seul… J’ai frappé longtemps… Personne n’a répondu… C’est triste, Monsieur… très triste, surtout une femme que vous aimez…

— Reconnaîtriez-vous votre chemin ?

— Hank P. Ryder ne perd jamais le Nord !

Beresford l’empoigna sans douceur et le remorqua jusqu’à sa voiture où il l’installa tant bien que mal. Bientôt, ils roulaient vers l’Est. L’air frais semblait ranimer Ryder qui retrouvait ses esprits.

— Dites donc, mon vieux, sans être indiscret, où sommes-nous ?

— Whitechapel. Est-ce ici que vous êtes venu ce soir avec Mrs Laidlow ?

— Ça me paraît assez familier, en effet. Il me semble qu’on a tourné à gauche, par ici. Cette rue !

Tommy obéit et se laissa guider.

— Et maintenant, à droite ! Vous ne trouvez pas que ça pue ? Dépassez ce pub, là-bas, au coin. Tournez franchement et arrêtez-vous à l’entrée de ce petit passage. Mais, à quoi rime tout ça ? Vous pensez qu’ils ont laissé de l’argent et qu’on va leur faire la blague de le chiper ?

— Exactement. Une blague assez drôle, non ?

— Je la raconterai à tout le monde ! – puis il ajouta, songeur : – quoique je ne comprenne pas grand-chose à cette histoire.

Tommy sortit le premier de la voiture, aida son compagnon à s’en extraire et tous deux s’engagèrent dans le passage. Sur leur gauche, une file de maisons délabrées composait un étrange décor. La plupart avaient une porte ouvrant sur le passage. Ryder s’arrêta devant l’une d’elles.

— Elle est entrée là. J’en suis absolument certain.

— Ces portes se ressemblent toutes, comment pouvez-vous être sûr qu’il s’agit de celle-là et non d’une autre ? Cela me rappelle l’histoire du soldat et de la princesse. Vous vous en souvenez ? Ils ont tracé une croix sur la porte pour retrouver celle qui les intéressait. Si nous agissions de même ?

En riant, il sortit un morceau de craie de sa poche et dessina un signe bizarre sur le panneau vermoulu. Un cri affreux jaillit de la nuit et Tommy, levant les yeux, vit des silhouettes qui se jetaient les unes sur les autres.

— Un quartier qui m’a l’air surtout hanté par les chats.

— Un quartier sinistre, si vous voulez mon avis. On entre ?

— On entre en usant de toutes les précautions possibles.

Il jeta un rapide coup d’œil autour de lui et poussa doucement la porte qui céda en ouvrant sur une cour mal éclairée. Il avança, Ryder sur les talons. Ce dernier le prévint :

— Attention on vient dans le passage…

Il ressortit pour se rendre compte. Tommy prêta l’oreille et, n’entendant rien, reprit sa marche en avant. Sortant une lampe électrique de sa poche, il l’alluma un instant ce qui lui permit de voir où il se dirigeait. Il arriva bientôt devant une nouvelle porte qui, comme la précédente, céda dès qu’il en eut tourné le loquet. Après s’être immobilisé quelques secondes, de nouveau il éclaira le décor. Mais, cette fois, le paysage nocturne parut s’animer et quatre hommes encerclant Beresford, se jetèrent sur lui. Une voix rugit :

— Lumière !

Un bec de gaz répandit sa lueur jaunâtre et Tommy distingua les visages menaçants qui l’entouraient et, très courtoisement, remarqua :

— Le quartier général des faux-monnayeurs, si je ne m’abuse ?

— Ta gueule ! aboya un des voyous.

Derrière son dos, la porte s’ouvrit, se referma et une voix joviale qu’il connaissait bien s’exclama :

— Bravo les gars ! Vous l’avez eu ! Maintenant, Monsieur le Détective, permettez-moi de vous dire que vous êtes dans de sales draps.

— Mais, c’est Mr Ryder ! En voilà une surprise… !

— J’en suis persuadé. Vous savez que vous m’avez bien fait rigoler toute la soirée, mon vieux ? Vous vous êtes laissé amener ici comme un gosse. Vous étiez si fier de votre ruse puérile ! Entre nous, je vous avais à l’œil depuis notre première rencontre. Vous n’étiez pas avec nous pour votre plaisir. Je vous ai laissé fouiner un peu et lorsque vous avez commencé à soupçonner la belle Marguerite, je me suis dit : c’est le moment ou jamais de le posséder. J’ai dans l’idée que vos bons amis n’entendront plus parler de vous durant quelque temps.

— Vous projetez de vous débarrasser de moi, si je comprends bien ?

— Rassurez-vous, nous n’avons pas l’intention de nous laisser aller à la violence. On vous enfermera simplement.

— Mais c’est que je n’ai pas le moindre désir d’être enfermé !

— Vous m’en voyez navré.

De dehors arriva le miaulement désespéré d’un chat. Ryder sourit :

— Vous comptez sur cette croix que vous avez tracée sur la porte, mon vieux ? À votre place, je ne m’y fierais pas car figurez-vous que je connais l’histoire à laquelle vous avez fait allusion. C’est pourquoi je suis ressorti pour marquer toutes les portes d’une même croix.

Tommy parut découragé et Ryder insista :

— Vous vous croyez supérieurement intelligent, hein ?

À cet instant, on frappa d’un coup sec, du dehors. L’Américain cria :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

C’est alors que l’assaut se déclencha et bientôt le verrou fut arraché sous la poussée des policiers. La porte s’ouvrit l’inspecteur Marriot s’encadra sur le seuil. Tommy l’accueillit d’un :

— Bien joué, Marriot ! Vous aviez raison sur toute la ligne ou presque. J’aimerais vous présenter Mr Ryder qui connaît si bien les contes d’enfants… Voyez-vous, Mr Ryder, moi aussi je vous soupçonnais. Albert (ce garçon à l’air important et aux grandes oreilles se nomme Albert) avait reçu l’ordre de nous suivre sur sa moto si vous et moi devions partir en voiture ensemble. Tandis que je traçais une croix sur la porte pour retenir votre attention, je répandais une bouteille de valériane sur le sol. L’odeur attire les chats, si bien que lorsque Albert et la police sont arrivés sur les lieux, j’imagine que tous les chats du quartier étaient rassemblés devant la porte m’intéressant.

Tommy se leva, tapota familièrement l’épaule de Ryder :

— J’avais dit que je vous aurais, mon cher Craqueleur et je vous ai eu.

— Ça signifie quoi, votre « Craqueleur » ?

— Attendez que paraisse le prochain dictionnaire de criminologie, vous y trouverez ce mot dont l’origine, à vrai dire, prête à discussion. Et maintenant, je vous quitte Marriot car il faut que je termine cette histoire de façon heureuse. Vous savez bien le « happy end » ? Et pour cela, il importe que je rentre chez moi au plus vite. À propos, connaissez-vous le capitaine Jimmy Faulkener ? Il danse à ravir et a une inclination marquée pour les cocktails et les femmes des autres… Croyez-moi, Marriot, si je vous dis qu’en ce qui me concerne, cette affaire fut une des plus dangereuses que j’ai eues à résoudre.

Associés contre le crime - Le crime est notre affaire
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